Août 2012 réédition vinyl de "Réalité" chez Sydney Town records à San Fransisco. Plus d'infos.

        Le texte reproduit ici est tiré dans son intégralité (pour ne pas le dénaturer) du livre de Denis Fouquet "Bordeau rock(s)" édité par Le Castor Astral (ISBN 978-2-85920-719-9). Plus d'infos.

( Vers 1982/3 première affiche sérigraphié en deux couleurs. Archive Camera Silens / Euthanasie Records )

        Attention groupe mythique ! Camera Silens, combo de la deuxième génération punk (celle des années 1980) est l'une des fusées éclairantes de la mouvance destroy au niveau régional et national. Un héritage parfois délicat à gérer car si leur histoire se reparle aujourd'hui, il faut en trier les corollaires parfois ambigus. Mythifié dans les années 2000 par la cyberculture mondiale et la "compilomanie" (ils ont des fans par centaines jusqu'au Japon), Camera Silens demeure à ce jour l'un des combos racines du punk français aux côtés des Bérus, de la Souris Déglinguée, d'Oberkampf et d'OTH. Burdigala la bourgeoise s'est pris le "phénomène Camera" en pleine tête. Camera est un total OVNI de la scène locale, au terme de quelques mois de répétition à peine, le trio originel remporte le tremplin Rockotone de 1982, dans le cadre de la première édition de Boulevard du Rock à la salle des fêtes du Grand Parc. Ce soir-là, dans une lutte de supporters dont on reparle encore, ce prix leur est décerné pratiquement es-aequo avec un autre groupe montant : un certain Noirs Désirs (avec un "s" encore à l'époque). Ces derniers ayant décliné leur récompense (un enregistrement), Camera en bénéficie finalement.
        L'histoire avait commencé peu de temps auparavant à leur quartier général, le bar Le Chiquito, avec les conseils éclairés de "Pat le boucher" - préfigurant bien avant l'heure les chromos de "Gang of N.Y.". "On va faire quelque chose de vous, les gars !" avait-il lancé à ces jeunes qui venaient de faire un concert devant lui et le banquier du quartier. Parcours presque classique pour ces ados des années Giscard : lycéens à Caju (sauf Benoît), ils se retrouvent confrontés à une société qui ne leur offre qu'un choix binaire : le moule ou la zone. ils choisissent l'échappée rock tendance déglingue. Tout frais évadés du lycée, Gilles, Benoît et Philippe, le trio originel, écument déjà pas mal de galères : enchaînement de locaux de répétitions pour cause de locations impayées, petits boulots à droite et à gauche pour s'acheter un peu de matos, tentatives de larcins parmi lesquels une sono qui leur vaut le marteau du juge, squats, défonce... Bref, Camera Silens s'insère dans l'ambiance et le décor déchirés de la zone bordelaise des années 1980. Au rythme des canons pris au bar La Gironde, rue Bouquière (autre QG szq Camera), et surtout des virées nocturnes au BDC, rendez-vous incontournable des punks en 1981, les trois compères croisent pas mal de gens à cette époque. Ils y rencontreront notamment Strychnine, la "boule de flipper bordelaise" qui n'a pas encore splité, un groupe dont il reconnaîtront l'action fondatrice. Loin des embrassades et quelque peu hors du club officiel des bordorockers, Camera affiche en outre quelques copinages avec d'autres combos à gnaque comme Brigade et Parfum de Femme... Mais le premier cercle d'amis est d'obédience strictement destroy avec les cousins directs que furent 69 et les Lieutenants du Désordre, branleurs mais authentiques.
        Côté provoc, les gamins en ont dans le fond du calbut. Globalement, le contexte du début des années 1980 se prête à cette attitude, et l'épisode Camera apporte lui aussi sa part de passage à l'acte dans le dézinguage de la société du factice. Ces mods nouvelle génération s'y emploient sans fioriture en empruntant le look provocateur skin "Oï !", boots montantes et pantalon moulant, et en développant un volume sonore propre à décoller un membre de Strychnine de sa chaise longue. Le choc des voix, caverneuse pour celle de Benoît, en contraste avec celle de Gilles, plus haute, a un impact énorme sur le public de l'époque. On n'avait jamais entendu ça ici avec une telle intensité ! On a pu épiloguer sur l'apparence violente du groupe des débuts, l'apparenter faussement à la dérive fasciste d'une partie du mouvement skin. Tout ceci n'est qu'amalgame de premier degré, amplifié par une presse à l'affût des faits divers punks. Si les Camera ne sont pas des tendres, ne croyant ni au compassionnel ni à la tolérence comme ils le déclarent lors d'une interview pour le fanzine Happy Tax Payers (n°2), ils affirment clairement leur credo pour la liberté et l'antiracisme. Un intérêt de jeunesse particulier pour l'histoire des révolutionnaires allemands et italiens des années 1970 les conduira à choisir le nom de "Camera Silens" en référence aux cellules d'isolement utilisées pour l'incarcération des membres de ces factions. Préférant l'esprit plus brut et moins factice du "Oi !" issu de la culture skin, Benoît dira plus tard de la punkitude un tantinet surfaite "que malgré l'impact direct et populaire de la musique, elle est surtout affaire de sape.

( Vers 1983 de gauche à droite : Gilles, Benoît & Philippe. Archive Camera Silens / Euthanasie Records )

        Cette image douteuse, ils la doivent aussi à leurs supporters. Comme pas mal de groupes vecteurs de ces ondes, Camera a ses légendaires suiveurs à la réputation de fouteurs de merde potentiels et brevetés. Claude (le Grand !). ami indéfectible du combo, est en tête de liste, mais de loin le moins malsain de la bande. Pour toute cette mouvance, Camera incarne quelque chose. Grâce et à cause de cette bruyante excorte, aucun concert du combo, systématiquement précédé de cette réputation, n'est banal. Cette situation ne plaît pas toujours aux Camera. Ce public récurrent suivait le groupe même dans ses déplacement hors département, au point que ce dernier a parfois la désagréable impression "de jouer toujours à Bordeaux". L'image implacable de ses débuts restée gravée dans le cuir des blousons et les murs de la ville, joue en leur défaveur, notamment en 1986, lorsque Camera entame une deuxième vie, en teintant sa musique de reggae et de rhythm'n'blues.
        Côté zique, les trois Camera ne sont pas des virtuoses mais ne sont pas tout à fait non plus des novices : ils ont traîné leurs Docs dans quelques formations comme les Rats et Série Noire. Avec Gilles à la basse et au chant, Benoît à la guitare et Philippe aux baguettes, les compos de la première période puisent à la source anglo-saxonne, celle des Damned, U.K. Subs, Angelic Upstarts, Sham 69, Dead Boys... Energie pure, pas de compromis avec le pop rock eighties qui pointe son faux nez à Bordeaux. Look sévère et son brut - on ne transige pas avec le côté sacrificiel de la scène -, Camera Silens affiche haut et fort son désir d'authenticité. Dans ce genre difficile, le groupe assure. Le jeu de batterie de Philippe, très au dessus de la moyenne, fait la différence parmi les autres combos destroy. La force des textes et des voix qui les hurlent ont aussi un impact immédiat. On sent dès les premiers jets une pulsion de révolte, sans engagement politique particulier mais fortement cathartique. Loin des bluettes, Camera grave sa rage en français dans la masse. D'abord sous le burin collectif (pour éviter tous problème de leadership), par les mots mordants de Gilles, puis par l'écriture plus nuancée de Benoît et d'Eric qui intègre le groupe un peu plus tard. Les premières compos, "Classe criminelle", "Squatt", "Suicide" et "Semaine rouge" sont une chronique pure et dépressive de la réalité-zone. Celles-ci marquent les esprits et font toujours mouche au fil des multiples compilations.

        Au début, les concerts ne sont pas légion, mais la notoriété du combo se répand à la vitesse du napalm. A peine propulsé par le tremplin, Camera fait une bruyante prestation à Sauveterre-de-Guyenne, terre "roux-bazzanienne" à l'époque, qui voit débarquer à cette occasion une horde de punks particulièrement excités. Le groupe commence à structurer sa démarche à l'arrivée de Didier comme roadie, mécène et manager. Grand Claude qui n'a pas la langue dans sa poche vante les mérites du groupe à tous les comptoirs disponibles. Des fanzines influents comme On n'est pas des sauvages les soutiennent à coups de manchettes spéciales... En 1982, Camera enregistre une maquette au studio Deltour à Toulouse. "Pour la gloire", l'un des titres de la première heure, est déjà un hymne. En outre, Patrice Blanc-Francard, producteur de l'émission d'Antenne 2 Les Enfants du Rock, les sélectionne pour représenter la mouvance punk-oi ! dans le cadre de la spéciale sur Bordeaux. Le buzz dépasse vite les frontières de la Garonne d'autant plus que les scènes alternatives se montent un peu partout en France.

( 26 octobre 1983 "Boulevard du rock 1983" au Foyer culturel d'Eysines à Bordeaux de gauche à droite : Benoît, Nicolas & Eric. Archive Camera Silens / Euthanasie Records )

        1983 est l'année charnière à tous les niveaux : celle des affirmations, mais aussi celle des doutes et des premiers bouleversements. Les Irlandais de Outcasts font une tournée française avec Camera en première partie. "Pour la gloire" sort sur le volume 1 de la célèbre compilation Chaos en France, et "Réalité", sur une K7 anglaise. Mais en mai, Philippe annonce son départ : un coup dur qui compromet l'avenir du groupe ! Les problèmes de dope, les galères d'argent alourdissent encore davantage la situation. A l'automne, alors que Camera Silens prépare une rentrée cruciale, Gilles est incarcéré pour vol. Seul du noyau originel, Benoît doute sérieusement et songe à mettre un point final à l'aventure, malgré l'arrivée d'Eric à la basse et d'un nouveau batteur, Nicolas. Un concert très attendu est programmé le 26 octobre à Eysines dans le cadre de Boulevard du Rock 1983 : Camera Silens doit partager la scène avec entre autres Oberkampf et les Coronados, alors têtes de pont de la scène alternative française. A quelques heures de l'événement, Benoît hésite encore à monter sur scène avec une nouvelle équipe encore approximative et surtout sans Gilles. Par bonheur, le pas sera franchi car le combo reçoit là un des plus beaux soutiens de sa carrière. Le public, conscient des turbulences que traverse la formation, répondra chaleuresement à cet acte de courage et la deuxième édition de Boulevard du Rock y gagne une de ses meilleures soirées. Camera Silens compte désormais sur la scène non seulement régionale mais aussi nationale.

( Vers 1984 de gauche à droite : Gilles & Eric. Archive Camera Silens / Euthanasie Records )

        En 1984, renforcé par ces succès, Camera assoit sa position sur la scène hexagonale en multipliant les concerts et sa participation aux compilations. Au mois de mai, Gilles étant sorti de prison, le groupe se produit maintenant à quatre avec Benoît, Eric de mieux en mieux intégré, et un nouveau batteur Bruno, ex-Brigades. Gilles, quand à lui, ne se consacre dorénavant qu'au chant. Camera surfe sur le climax de la vague autour de Brest et Le Havre. Les concerts s'enchaînent : Reich Orgasm, Single Track, Bootboys, Snix, Decibelios, Conflict, Brutal Combat, Collabos... Cerises sur le pudding, ils jouent avec London Cowboys et surtout en split par deux fois avec La Souris Déglinguée, leur groupe fétiche. L'écho s'intensifie encore un peu plus via la presse fanzine enthousiaste. Le tonitruant Chaos Festival organisé le 20 octobre à Orléans, marqué cette année-là par quelques échauffourées entre les skins et le service d'ordre, leur fait un bel accueil, renforcé à vrai dire par les fans bordelais venus une fois de plus en nombre. Un seul détail manque au tableau : un 33 tours LP à part entière ! "Semaine Rouge", autre titre de la première heure, est bien sorti sur Chaos en France vol. 2, en juin. Les Camera, auteurs de ce titre de la compile, pensent alors pouvoir revendiquer leurs droits et réaliser cet album avec l'appui de Chaos Productions. L'enregistrement débute en août 1984, au studio du Manoir, à Léon, pour dix morceaux réalisés en 16 pistes. L'opération n'aboutit pas comme prévu. En effet le professionnalisme coûte cher, d'autant que le quartette aspire au meilleur et compte bien déclarer ses compos à la SACEM. Ces exigences sont difficiles à assumer pour Chaos, surtout vis-à-vis du reste de l'écurie qui n'aurait pas manqué de réclamer le même traitement, et le label retire finalement ses billes. Le temps passe et le disque ne sort toujours pas. Reste alors la solution de coproduire l'album avec le Studio du Manoir. Camera, ne pouvant investir d'argent, entreprend de démarcher les maisons de disques. La rencontre avec Patrick Mathé, de New Rose, grand sauveur du rock indépendant, est déterminante : ce dernier accepte d'investir pour 3000 exemplaires. Réalité sort enfin en mars 1985, soit sept mois après l'enregistrement. Restituant bien le son du groupe, l'album demeure l'un des disques punk/skin de référence des années 1980. La même année, une K7 démo autoproduite est diffusée. Le titre phare, "Identité", est repris sur la compile sortie en décembre 1985, Les Héros du Peuple sont immortels, coproduite par Gougnaf et Kronchtadt Tapes, de Saint-Etienne. A la même période, Camera Silens fait cause commune avec un autre phénomène de la scène alterno-punk : O.T.H.

(Vers 1984 de gauche à droite : Eric, Benoît, Bruno & Gilles. Archive Camera Silens / Euthanasie Records)

        1986 est l'année bascule, dominée par les nouveaux démêlés judiciaires de Gilles. De surcroît, le groupe, quelque peu lassé des circuits alternatifs, aspire à d'autres sphères. Après une période de break et sous la houlette de Benoît, Camera, amputé à nouveau d'un de ses membres principaux, réoriente radicalement sa musique. Une âme jamaïcaine domine dorénavant le son du groupe : compos et reprises à tendances rocksteady reviennent aux sources de la culture skin anglaise des sixties. Camera s'est adjoint un nouveau manager, Jean-Marc, et de nouveaux musiciens : un saxophoniste, François, un percussionniste, Alain, et des choeurs en la personne de Manu. Par ce tournant radical, la formation se coupe d'une bonne partie de sa base, celle-là même sui avait contribué à son tonitruant succès. Mais il s'agit à ce stade de rompre avec un passé plutôt lourd. Benoît et ses comparses des débuts doivent couper le cordon d'un entourage rendu invivable par les problèmes liés à l'abus de drogue, d'alcool et de péripéties concomitantes... Le manifeste public de cette rupture se fait lors de l'émission Décibels sur FR3, diffusée le 12 décembre 1986. Ce moment reste un souvenir douloureux pour Benoît qui était en conflit latent avec les autres membres de sa formation sur la question du changement du nom du groupe. Malgré tout, ce passage à la télé remet véritablement Camera sur les rails qui retourne en studio en février 1987, cette fois-ci au chalet. De cette nouvelle phase sortent deux galettes : le 45 tours Comme hier, qui donne lieu à un second passage dans Décibels le 30 juillet 1987, et l'album 6 titres autoproduit Rien qu'en traînant. Ce dernier marque véritablement l'ultime étape pour Camera qui splite en mai 1988. L'aventure scénique se poursuit pour Bruno et Eric qui partent jouer avec Mush.

( Vers 1987 de gauche à droite : Bruno, Eric, François et Benoît. Archive Camera Silens / Euthanasie Records )

( Vers 1987 de gauche à droite : François, Bruno, Eric, Emmanuelle, Alain et Benoît. Archive Camera Silens / Euthanasie Records )

        Il faut attendre l'an 2000 pour que Camera Silens se réunisse à nouveau. Autour de Benoît, Eric, Bruno, François et Fred, nouveau aux guitares, la formation enregistre alors quatre titres de la haute époque. Parmi les nombreuses rééditions officielles et pirates dont on pourra trouver une liste à peu près exhaustive en annexe, signalons la sortie en CD en 2003 de l'album Réalité sur le label Euthanasie, réédité en 2005 en vinyle.

( Vers 1987 de gauche à droite : Bruno, Alain, Benoît, Eric et François. Archive Camera Silens / Euthanasie Records )